Le Nouvel Economiste  N° 1 588 - Semaine du 10 novembre 2011 ( http://www.lenouveleconomiste.fr/journal-numerique/consultation-1588-politique_economie-jota_castro_artiste.html )

Jota Castro, artiste, commissaire d’exposition de Dublin Contemporary


 « Continuer à déverser d’énormes quantités d’argent sur de grandes messes culturelles n’a pas de sens »


Par Jacques Secondi

Les artistes sont priés de monter au front. Jota Castro adresse une sorte de cri de guerre à ses collègues. Trop d’années ont passé où ces citoyens particuliers que sont les artistes se sont contentés de faire du beau ou du compliqué, ce qui revenait à se maintenir à une prudente distance de la réalité. Face aux changements et aux interrogations en cours, on attend d’eux qu’ils se prononcent, à défaut de s’engager politiquement à l’ancienne.

En tenue d’inspiration militaire mais d’une voix calme, avec ces intonations de chanson douce que donne l’accent de l’espagnol sud-américain, Jota Castro explique son combat. Il vient de co-organiser la première manifestation d’art contemporain de Dublin. Vu le budget, très limité, et l’enthousiasme des invités, il estime que l’événement réinsuffle l’idée de la possibilité de l’action et du changement, que d’autres expriment au même moment à Wall Street ou dans les capitales arabes.

Si les artistes ont vraiment quelque chose à dire, c’est le moment, résume le commissaire, même avec des moyens comptés et en dehors des standards habituels qui stipulent qu’une biennale d’art contemporain doive forcément afficher des airs de dépense somptuaire.

“Culturellement, nous vivons une époque charnière. La naïveté de ces gens en révolte, de New York ou Washington aux pays arabes, est très touchante. C’est une colère générationnelle qui fait du bien. Les manifestants ne parviennent pas à formuler précisément le problème, mais ils en expriment la conscience.

C’est une renaissance, si l’on peut oser le dire dans un journal comme le Nouvel Economiste sans s’attirer la réprobation, de ce qu’il y avait de bon dans l’esprit de 1968. On peut concevoir une sorte de honte devant toutes ces années passées à dire oui à tout, y compris aux dictateurs que l’Occident considérait comme fréquentables. L’idée qu’amène la jeunesse, c’est qu’il y a des données fondamentales auxquelles il ne faut jamais renoncer, au premier rang desquelles la possibilité du changement.

On avait cru cette option définitivement enterrée, elle est à nouveau présente. Qui pourrait affirmer qu’il faut maintenir en l’état le système financier international, continuer à accumuler du capital de la manière qui a eu cours jusque-là ou considérer comme acquis les privilèges de certaines catégories de la population ? L’art offre un espace de liberté pour activer cette idée du changement possible, car il ne représente que les individus qui le pratiquent.

Il est bon d’être attentif à la sensibilité des artistes. A posteriori, on constate que des voix comme par exemple celle de Hans Haacke, parmi de nombreuses autres ont commencé à se faire entendre dès les années soixante. Sa critique implicite des connivences malsaines, sa manière de réveiller le citoyen représentent aujourd’hui la pleine actualité.

L’état de l’art


Pour un commissaire d’exposition, mais artiste avant tout, il y a de quoi se réjouir chaque fois qu’un collègue semble parvenir à exprimer ce qu’il veut. Dans bien des cas, cependant, se pose aussitôt la question : mais qu’essaie-t-il de dire ? Certaines productions actuelles sont tellement esthétisantes que cela en devient gênant. Une promenade devant les vitrines des galeries du centre de Paris confirme cette impression.

En même temps, nous vivons un moment crucial avec la montée en puissance de nouvelles expressions, qui n’étaient pas visibles jusque-là. Que les artistes de première importance soient aujourd’hui des gens comme Mounir Fatmi (vidéaste marocain vivant en France NDLR) ou Kader Attia (plasticien français remarqué récemment pour son installation Ghosts, réflexion sur l’occupation de l’espace, à partir d’un ensemble de silhouettes vides en papier aluminium de femmes figées dans l’attitude de la prière NDLR) a beaucoup de sens.

Les Français de première génération, les naturalisés, les Français d’adoption apportent une autre manière de regarder le monde, d’envisager l’art et une esthétique différente. On voit aussi monter une nouvelle vague d’artistes des pays émergents. D’un côté cela représente un phénomène classique de recherche par le marché de nouvelles opportunités de gain dans ces économies très dynamiques. Parfois, ce type de mouvement est éphémère.

Il y a quinze ans on parlait de l’art coréen. C’est fini. Aujourd’hui, difficile d’expliquer pourquoi, on constate une arrivée massive d’artistes intéressants en provenance de l’extrême Occident, l’Amérique latine. Ce ne sont pas des gens spécifiquement formés, en tout cas pas dans des cursus classiques, mais ils ont décidé d’utiliser l’art contemporain comme moyen d’expression au terme d’une période d’adaptation, jusqu’à ce moment où vous vous dites “je suis capable de faire de l’art contemporain”, plus courte que ce à quoi on est généralement habitué. C’est un vrai changement. Une autre nouveauté est l’apparition de collectionneurs en Amérique du Sud.

C’est le cas au Pérou. Les Latino-Américains ont sauvé le marché il y a deux ans à Miami. Ils ont consommé quand tout le monde se demandait de quoi demain serait fait. Pour voir cela de manière positive, on peut dire que l’on commence à avoir une bourgeoisie éclairée dans cette partie du monde.

Cette émergence correspond à un instant précis de changement où l’on se met à vouloir expliquer notre époque. C’est une attitude beaucoup plus complexe que de décider un beau jour que pendant toute sa carrière on va faire des lignes horizontales ou verticales, rouges ou noires.

Au cours des vingt-cinq années précédentes on s’est peut-être un peu trop interdit ce besoin d’explication, et l’artiste s’est cantonné à s’occuper d’esthétique ou à apporter des réponses trop conceptuelles aux problèmes qui se posaient à lui. Soudain, on sent un changement, on voit émerger des artistes capables de créer des pièces que l’on pourrait comparer à un bon livre ou à un bon film, dans le sens où elles s’imposent d’elles-mêmes comme l’évidence de ce que l’on avait besoin de voir.

Le défi à relever


Pour être sûr de n’être pas maltraité ni même discuté, chacun est tenté de s’adresser à son premier cercle, celui de nos femmes ou de nos maris, des critiques proches, des amis. Au-delà de cette esthétique relationnelle, le deuxième cercle s’étend jusqu’à la classe moyenne, que l’on peut toucher avec les médias. L’idée est d’aller vers le troisième cercle, le plus large, qui comprend des personnes totalement réfractaires aux artistes.

Il faut oser essayer de toucher cette partie des gens qui ne pensent pas à nous. On peut rappeler la théorie de Winnicott sur la culture profonde et ces enfants qui pouvaient répéter certaines choses sans se souvenir d’où cela provenait. Chacun abrite une sorte de disque dur dans la tête, plein d’informations non classées. Notre défi d’artistes est de générer des séquences d’informations qui aient un sens pour l’individu dans le cerveau duquel elles se seront formées.

Tout le monde sait que Steve Jobs est mort mais personne auparavant n’a profondément pensé à ce que représentait la face cachée d’un ordinateur Apple. On pourrait attendre de l’art contemporain qu’il entretienne une volonté d’aller là où personne n’a envie d’aller parce que l’on ne comprend pas ce qui s’y passe. L’époque est très motivante parce que les gens semblent soudain plus motivés à faire le tri des informations dont ils sont assaillis et les artistes peuvent être des vecteurs précieux pour les y aider.

Art et argent


Comment les artistes doivent-ils gagner leur argent ? De toutes les façons possibles. Arnaud Montebourg propose une sorte de salaire de base pour les artistes. C’est une solution extrême. Si l’on doit créer un revenu vital ce doit être pour tout le monde, pas pour une catégorie de citoyens qui seraient les artistes. S’intéresser à la culture est vital, mais la salarier ne représente pas forcément la bonne solution.

Cela a déjà été tenté dans d’autres pays européens avec des résultats décevants concernant la qualité des artistes produits par ce type de mécanismes. La crise a ceci de positif pour l’art qu’elle entretient une plus grande sélectivité. On voit désormais de très belles pièces, là où, quelques années auparavant, l’abondance semblait nuire à la qualité.

Bien sûr, il y a toujours ces phénomènes de cotes spectaculaires. Pour un Koons dont toute la presse parle, on peut aligner une quinzaine d’artistes de qualité bien supérieure, cotés à des prix accessibles tout en étant collectionnés, mais qui ne sont pas médiatisés. Le processus qui entretient la cote des artistes à grand spectacle s’auto-entretient dans une sorte de spirale médiatique.

Artiste entrepreneur


L’idée romantique de l’artiste du XVIIIe siècle est révolue depuis longtemps. Aujourd’hui, nous sommes en pratique de petites PME conduites par des individus ou par des petits comités, avec en tête le souci de survivre. Les bénéfices sont réinvestis dans la production. Pour ce qui est de la pratique du métier de commissaire d’exposition, ma philosophie est de produire des événements consistants, pas forcément avec beaucoup de moyens.

L’idée est d’agir, quoi qu’il arrive afin de ne pas rester frustré si l’on n’obtient pas certains budgets. Dans cet esprit, à la biennale de Venise, il y a deux ans, il y a eu le pavillon de l’urgence autour d’un projet baptisé “La société de la peur”. Il s’agissait d’une réalisation de petite dimension, mais de grands artistes avaient accepté de participer. Le “deal”, à mon sens aujourd’hui, est d’offrir ce que le marché n’est pas capable de proposer.

Beaucoup d’artistes de premier plan sont prêts à répondre présents parce qu’ils ont le sentiment de ne pas disposer d’un cadre intéressant dans les circuits classiques de l’art contemporain. Côté financement, dans ces moments-là, apparaît toujours une possibilité à laquelle on ne pensait pas forcément au départ. Le pavillon de l’urgence, en l’occurrence, avait été soutenu de manière tout à fait inattendue par la ville de Murcia en Espagne.

Au-delà des rendez-vous classiques de l’art contemporain


Les événements de masse comme les Nuits blanches se résument à des politiques de citybranding que toute ville qui se respecte se doit aujourd’hui de pratiquer. L’effet recherché est de créer une empathie pour la cité dans laquelle a lieu l’événement, pour ses organisateurs ou ses bailleurs de fonds. Si certains dans le public parviennent à avoir une expérience artistique grâce à cela, tant mieux.

Sinon on dira qu’ils se sont simplement amusés : du pain et des jeux. Pour les promoteurs de ces grandes messes, l’un et l’autre résultats sont acceptables, pourvu que le retour d’image soit positif. Les artistes peuvent créer des œuvres intéressantes sur notre époque mais au niveau des grandes messes contemporaines, les prises de risque sont limitées. Nombre d’événements paraissent très régressifs, entièrement tournés vers l’esthétique. C’est comme s’il ne fallait pas trop réfléchir, au motif que l’époque est laide et brutale.

Faire autrement


Il est possible de faire autrement. Dublin Contemporary, dont j’étais l’un des deux commissaires d’exposition, en est la preuve à mon sens. En Irlande, on est dans un pays très jeune, et l’un des plus affectés par la crise en Europe qui soudain prend conscience d’avoir surtout pensé au tourisme et pour le reste d’avoir vécu sur sa gloire, à travers ses écrivains et ses émigrants. La décision de développer soudain un axe de recherche sur l’art contemporain me semble différent d’une démarche classique de promotion de marque.

C’est peut-être le budget très limité de la manifestation qui en est le symptôme le plus parlant : de l’ordre de 800 000 euros. C’est vraiment très peu d’argent pour ce type d’événement. Les dépenses des dernières documenta oscillaient entre 20 et 30 millions d’euros, pour des résultats très médiocres. Les biennales et autres sont des maîtresses très coûteuses et le milieu ne conçoit pas qu’il en soit autrement, ce qui explique que les responsables de Dublin se soient tournés vers moi, avec la volonté de créer un événement qui paraisse vraiment ancré dans notre époque.

Le fait de travailler avec peu d’argent a du sens lorsque l’on a comme devise de réunir art, crise et changement, comme sur ce T-shirt (voir photo NDLR). Le budget irlandais, comme le lieu, étaient parfaits pour parler de ce qui se passe aujourd’hui dans le monde. Au fur et à mesure des contacts pris avec les artistes conviés à participer à la manifestation, il y a eu ce sentiment de répondre à une vraie attente d’un grand nombre d’artistes qui semblent en manque de bons sujets à traiter. Ce sont des citoyens comme les autres et le résultat c’est que 100?% des artistes contactés ont accepté de participer, dans des conditions atypiques, parce que la proposition avait fait vibrer chez eux une corde sensible.

Biennales mode d’emploi


Dublin Contemporary semble avoir inspiré de vraies questions sur la manière dont on pourrait utiliser l’art aujourd’hui. C’est le premier événement de cette ampleur en Irlande et il a été mis sur pied en six mois, avec une équipe de 20 personnes, pour mettre en scène 134 artistes. Pourra-t-on le rééditer ? Le moment et la thématique étaient les bons, tout concordait pour aller dans cette direction.

A titre personnel et pour l’énergie dépensée, j’espère que ce ne sera pas mon seul modus operandi pour l’avenir. En même temps on peut estimer qu’il est nécessaire de poursuivre dans cette voie. Il n’y a pas de raison de continuer à déverser d’énormes quantités d’argent sur de grandes messes culturelles. Les dernières documenta ont été forts mauvaises pour des budgets compris entre 20 et 30 millions d’euros. A Dublin, nos 800 000 euros représentaient l’équivalent des seules dépenses de communication de la biennale de Lyon.

Mon service de presse compte une seule personne, chaque membre de l’équipe fait trois ou quatre métiers à la fois, ce qui correspond à peu près à notre quotidien d’artiste. Nous avons eu un “vrai” article dans Le Monde. La biennale de Lyon a bénéficié d’un cahier rédactionnel entier, mais ils ont dû l’acheter.

L’universalité à défendre


Une voie importante de recherche pour l’avenir porte sur l’interdisciplinarité. Les Città dell’arte de Pistoletto représentent une source d’inspiration pour les centres pluridisciplinaires que l’on pourrait imaginer créer. En France, il y a eu le palais de Tokyo comme première expérience très riche. Le moment semble venu de multiplier les lieux où se mélangeront littérature, musique, art contemporain, design, nouveaux médias en des sortes de collèges de France de la culture où l’on puisse parler plus que nécessairement exposer.

Un autre principe à ne pas perdre de vue est celui de l’universalité. L’événement économique qui peut servir de repère dans ce domaine, ce sont les zones de libre-échange. Dès qu’elle sont apparues, on a en même temps commencé à organiser des règles pour se protéger. De ce point de vue, la communauté européenne est devenue un centre retranché. On peut s’amuser aussi à penser, dans le domaine de l’alimentation, aux dénominations d’origine.

Là, on est allé au bout du conservatisme, pour protéger son origine, celle de son huile d’olive ou de sa langue vernaculaire. C’est tout à fait étonnant : un système qui était pensé comme facteur d’ouverture a déclenché une flambée de conservatisme et de repli sur les morceaux de culture que chacun estime devoir protéger. Le tout forme un paysage médiéval dans lequel les royaumes s’appellent des pays. Bien entendu, il est toujours utile de savoir d’où l’on vient.

C’est le premier problème personnel à résoudre pour les métis : définir le bord auquel ils estiment appartenir. Jusqu’au moment où l’on se rend compte qu’il y a des éléments intéressants des deux côtés. On peut être l’un et l’autre. Personnellement je n’ai plus de langue maternelle parce que je vis dans les deux langues, le français et l’espagnol. Ce n’est pas une perte, plutôt même une amélioration de ma qualité de vie. Aimer beaucoup de cuisines différentes rend également plus “relax”. L’art est universel. Un artiste est bon ou pas, sa nationalité n’a aucune importance.


Le Nouvel Economiste N° 1 588 - Semaine du 10 novembre 2011 ( http://www.lenouveleconomiste.fr/journal-numerique/consultation-1588-politique_economie-jota_castro_artiste.html )



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