De Caravaggio à Castro


J’ai des problèmes de poids. Je suis latino-américain et je vis en Europe. J’essaye de manger dix fruits et légumes par jour et mon réfrigérateur semble tout droit sorti d’un film américain des années 80. Il déborde de nourriture : des produits laitiers, des produits bios, la viande autorisée du moment, des boissons transnationales, des fromages français, des pâtes fraîches italiennes, des légumes continentaux, des fruits qui ont plus voyagé en quinze jours que la majorité des citoyens de l’Union Européenne, de la charcuterie espagnole qui ne peut légalement passer la frontière que depuis peu de temps, des glaces venues du pays des gringos.…

La biotechnologie appliquée à mon transit intestinal cohabite avec la tradition culinaire normande la plus conservatrice. Tous les problèmes de la surproduction, de l’offre et de la demande, des divines subventions, de la tradition et du goût du terroir, de l’ignorance, des OGM, du manque d’informations et des préoccupations des consommateurs modernes se trouvent rangés dans un espace d’environ 4 m3.

Mon réfrigérateur reflète tout cela et bien plus. D’un point de vue économique, il est le fidèle reflet de l’internationalisation du goût – de tout pour tout le monde. D’un point de vue politique, il est la réponse à la peur de mourir de ne pas assez manger. Au moment où j’écris ces lignes, je me rends compte avec horreur que cette peur s’est convertie en la peur de mourir de ce qu’on mange….

C’est la peur de manquer, rejeton de la deuxième guerre mondiale, qui a crée la PAC, pilier de base de la Communauté Européenne. La Politique Agricole Commune est devenue la vache sacrée européenne mais elle est victime de son propre succès.
La boucle est bouclée.
Le nouveau cheval de bataille médiatique c’est la sécurité alimentaire.
Il ne s’agit pas de donner à manger aux peuples affamés du tiers monde, il s’agit de s’assurer que ce que nous mangeons ne nous tuera pas !
Deux cents cochons malades font la une de tous les journaux européens.
Le début d’une famine en Angola ne fait pas les choux gras des médias.
Notre estomac est devenu un sujet politique, un sujet d’intérêt pour la presse.
Notre estomac est devenu la première frontière du continent européen.
Mon réfrigérateur, fermé comme le continent, se défend contre la chaleur de ce mois d’août 2002, et je ne l’ouvre que pour y déposer des alicaments.
« Ce qu’ils vous font à l’intérieur, se voit à l’extérieur ».

J’avais oublié de préciser que mis à part le fait que je suis un européen convaincu, je suis aussi un artiste. Ces deux caractéristiques se sont manifestées dans mon désir d’interpréter dans mon travail artistique, la problématique de la bouffe en Europe.
La première fois, ce fut une vache de 5 m de haut en gazon, déposée en face du bâtiment où se tenait le Conseil des ministres européens de l’agriculture en 1998.
C’est là que tout est décidé pour les subventions et tout le tralala.
A l’époque l’agriculture représentait encore plus de la moitié du budget de l’Europe !
La deuxième fois, en 99, c’était avec « Europa Agricola 2 » :une contre manifestation – moi protégeant la banane latino-américaine. J’ai promené un régime de bananes de provenance non européenne parmi les 30 000 manifestants qui demandaient encore plus de protectionnisme pour leurs produits européens. L’Amérique latine avait perdu plus d’un million d’emplois saisonniers à cause du protectionnisme en faveur des bananes européennes.
La troisième fois, ce fut en Allemagne avec « New Borders » en 2000. Un kiosque, comme un mini supermarché, rempli de produits génétiquement modifiés en provenance des 15 pays du marché unique européen. Le kiosque était transparent, plein à craquer, réfrigéré, et fermé comme les frontières de l’Europe. Il était pour moi la représentation des nouvelles frontières invisibles du continent européen.
La quatrième fois, en 2001, en Irlande, j’ai présenté « Europa Agricola 3 » : 4 gros poufs, jaunes, en forme d’étoile communautaire, avec inscrit dessus une liste de mots représentatifs des problèmes les plus graves de la PAC, lorsqu’on s’asseyait sur les poufs ils émettaient un bruit d’animal : vache, brebis, cochon ou poulet.

Le souhait de travailler sur la nourriture m’est venu de l’observation d’un tableau attribué à l’un des assistants de Caravaggio. Ce tableau représente un homme mangeant un petit déjeuner très frugal. Ce petit tableau éloigné de la problématique de l’école de Caravaggio, décrivait la réalité de ce qu’on mangeait à cette époque. Je voulais, avec mes pièces, représenter aussi humblement la réalité de notre époque. Mon approche est sociale et politique et se veut opposée à la représentation très pop et très kitsch de la nourriture dans l’art contemporain.

Que je sois critique vis à vis de certaines positions de l’Union Européenne, ne me rend pas pour autant anti-mondialiste.
Comment pourrais-je l’être ?
La majorité des produits que nous protégeons en tant que produits européens est pour la plus grande partie originaire d’ailleurs, et d’Amérique latine en particulier. Je dis ceci tout simplement parce que je me suis rendu compte qu’en Europe, il existe une certaine tendance à décrier tout ce qui n’est pas authentique, du terroir, naturel, bon pour nous parce que traditionnel . Cette bouffe là sent le nationalisme, même si c’est camouflé derrière le label région. C’est la première fois que la nourriture devient une valeur à défendre. L’indépendance se mesurait avant par le respect des frontières, maintenant l’indépendance est devenue intestinale.
Même à l’intérieur du marché unique européen, ce qui est bon pour les autres n’est pas bon pour nous. Mangeons du veau français élevé sous sa mère française, mais pas du veau italien élevé sous sa mère italienne. Mais qu’est-ce qu’elles ont de moins bien les mères italiennes ?
La défense du roquefort, la Jeanne d’Arc de Bové, sert de prétexte au démantèlement d’un Macdo. La compagnie réagit en créant des hamburgers au roquefort, la real politik est appliquée à la bouffe.
Tout ça n’est qu’une question de droits de douane, donc de gros sous, et nous sommes les dindons de la farce.

Je vais me permettre de faire un parallèle audacieux entre l’art contemporain et la biotechnologie appliquée à la bouffe. (La biotechnologie n’a rien de bio ceci dit en passant…)
Les deux sont des incompris, des décriés, et souffrent de leur contemporanéité.
Leur communication manque de clarté, c’est le moins qu’on puisse dire, toutefois beaucoup de gens en parlent mais sans vraiment savoir quoi en dire. Les critères utilisés pour les analyser sont trop vieux et pas adéquates. Ils sont souvent emprunts de morale, et pourtant l’art contemporain et la biotechnologie vont beaucoup plus vite que la morale dominante.

J’ouvre encore une fois mon frigo. Celui que j’avais présenté lors de l’ouverture de la GlassBox en 97. Il débordait de sachets plastiques alimentaires contenant des brochures, des photos illustrant le travail de divers ONG humanitaires.
J’avais mis toutes ces bonnes causes au frais pour ne pas qu’elles s’abîment et pour qu’elles ne tombent pas dans l’oubli. C’est fou ce qu’on peut mettre dans un frigo.

Jota Castro
Bruxelles, août 2002



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